Il court dans la rue, souffle court, respiration craquelée, torse prêt à exploser. Il ne s’arrête pas pourtant, il ne peut pas, il ne doit pas. Tout se joue sur ces minutes en suspend. Il voudrait pouvoir arrêter le temps. Ses pieds percutent le goudron, s’écrasent un peu plus à chaque pas. Sa tête commence à tourner, il a l’impression que ses poumons vont lâcher. Au moment de tomber, d’autres images lui voilent l’esprit, venue de nulle part, morceaux de rêves éclatés. Un instant, il l’aperçoit, celle après qui il courait si vite. S’il n’était pas occupé à se perdre dans les délicats traits de son visage, peut-être aurait-il pu remarquer qu’elle avait un peu changé, ses yeux se sont étirées, sa peau a perdu de son bronzage habituel et ses vêtements ne semblent pas être connus de ce temps. Mais paysages ou visages qu’importe, aussitôt qu’ils sont vus, aussitôt sont-ils oubliés. Alors le noir s’abat sur ses pensées.

Elle est affalée sur son canapé, un félin ronronnant sur le ventre qu’elle caresse distraitement. Ses yeux courent à travers les mots, les phrases s’impriment dans son esprit, les pages du livre défilent sous son regard. Elle se sent possédée par cette histoire. Elle ne voit presque plus l’écriture, les murs miteux de son salon, elle voit seulement le protagoniste dans ses folles aventures. C’est comme si elle était l’héroïne, oui. Elle pourrait presque sentir le vent dans ses cheveux, l’air marin à ses narines, perchée sur son navire. Pourtant, elle le savait que c’était une mauvaise idée, cet horrible roman inachevée. Arrêté trop tôt dans son joli flot. Elle relit la dernière phrase, moignon pendouillant, dégoulinant encore de sang. C’est l’histoire entière qu’on vient d’amputer de sa fin, cruel destin que de mourir à la tâche. Elle est obnubilée, elle n’en dormira pas de la nuit. Et pourtant, elle a le sentiment de connaître la suite des événements, sans qu’elle ne puisse vraiment mettre le doigt dessus. Comme un mot qu’on a sur le bout de la langue.

souvenirs, visions ou vies tout simplement ?